À la santé de nos ennemis - feat Wolf

La matinée était particulièrement claire, ce jour-là. L’été pointait, doucement mais sûrement, son museau au Pôle ; les températures, quand elles n’étaient pas illusoires, s’adoucissaient quelques peu. Enfin… Autant qu’elle le pouvait sur une arche réputée glaciale.

On était dimanche et, comme tous les dimanches matins, Izaya était assis à la terrasse d’un des fumoirs les plus prisés de la ville. Sa vue fictive donnait sur une petite ville rustique, aux toits mansardés bardés de fleurs colorés. Les montagnes qui se perdaient dans ce semblant de lointain étaient vertigineuses. L’illusion était parfaitement exécutée – on pouvait même sentir l’odeur de la campagne, à la fois fraîche et musquée.

Ce n’était pas pour rien que l’accès à ce fumoir coutait une véritable fortune en sabliers. La vue et le calme y était absolument remarquable, et de ce fait, très prisés.

La cigarette au bec, le Mirage laissait son regard se perdre dans l’immensité du paysage verdoyant. Jouant avec les volutes de fumées qui s’échappaient de sa bouche entrouverte, il attendait ; car, comme tous les dimanches matins, il était arrivé à l’avance. D’ordinaire, il arrivait plus tôt que prévu simplement parce qu’il tombait du lit ; mais cette fois, c’était par pure hâte.

Par un malheureux concours de circonstances, sa petite réunion dominicale avait été annulée par deux fois ; il avait en conséquent nombre de choses à raconter à son mystérieux partenaire qu’il attendait tant. C’est qu’en deux semaines, il pouvait se passer énormément de choses au Pôle. Et c’était définitivement le cas pour Izaya.

Il appréciait véritablement ces moments passés avec Wolf. Ce drôle de Nihiliste, quoiqu’un peu simplet si l’on demandait l’avis du Mirage, possédait tout de même une vision de la Citacielle différente de celles des autres Aristocrates. S’il était loin d’avoir un avis aussi triste et tranché que celui d’Izaya, il n’empêchait qu’il aimait bien critiquer un peu son monde. Et c’était cela qui plaisait au Mirage : pouvoir râler en toute impunité avec quelqu’un d’aussi grincheux que lui.

Il n’exprimait certes qu’une infime partie de son ressenti – de toute façon, il était bien incapable de mettre des mots sur son mal-être présent depuis toujours -, mais c’était suffisant pour que la sensation soit un tant soit peu exaltante. Et c’était bien assez pour tromper l’ennui et la solitude, l’espace de quelques heures, une fois par semaine ; c’était tout ce qu’Izaya demandait. s

Il consulta sa montre à gousset, presque impatient comme un enfant ; le jeune homme ne tarderait point à arriver. Lorsqu’un domestique s’approcha de lui, il commanda la même chose que d’ordinaire, en prévision.

Reportant son regard sur l’illusion champêtre, il continua de fumer tranquillement sa cigarette ; désormais, il ne lui restait plus qu’à attendre son ami.

Wolf entra dans le fumoir, toussotant en respirant la fumée ambiante. Il n’aimait pas ce genre d'endroit, se brouiller les neurones avec des drogues était, selon lui, le meilleur moyen de perdre pied et de prendre du retard sur les affaires qui se déroulaient au pôle. Hors, si l'on prenait du retard, c'est qu'on était hors jeu, et dans ce cas, on avait plus qu'à faire sa valise et à dire au revoir.

Wolf s'arrêta un instant dans l'entrée, repérant immédiatement son ami, mais il prit son temps pour choisir la parfaite réceptionniste. Il paya ce qu'il devait à la charmante femme et lui offrit un sablier en pourboire, la complimentant sur son physique et ses vêtements.
- Non non, croyez-moi c'est à moi que vous faîtes honneur mademoiselle, une si belle jeune femme acceptant mon pourboire, c'est bien suffisant pour faire ma journée !

Eh oui, car même s'il ne comptait pas consommer quoi que ce soit ce matin, il profitait de chaque occasion pour se faire les contacts qu'il fallait, où il fallait. Qui sait si cette charmante hôtesse ne lui serait pas d'un grand secours dans un futur proche ?

Il rejoignit Izaya et s'assit dans un canapé à sa droite.

- Par Farouk comment fais-tu pour respirer correctement ? Je ne vois pas ce que tu trouves à ce genre d'endroit, et les illusions y sont vraiment... Enfin... Ce sont des illusions.

Wolf ne pouvait s'empêcher de voir au delà des illusions, sa curiosité le poussant toujours à regarder ce qui se cachait derrière. Et bien souvent, presque à chaque fois pour être exact, il était déçu.

Bien qu'il savait apprécier et possédait tableaux et œuvres mouvantes destinées à la décorations, il appréciait rarement cela et sa partie de la maison familiale était assez épurée. L'une des seules exceptions était les illusions musicales, notamment celles d'Izaya. Car, même si les notes n'étaient que des illusions déformant une seule fausse note, si vous l'entendiez, était-ce vraiment une illusion ?

- Dis moi, comment trouves-tu la charmante hôtesse ? Bah je divague, dis moi tout ! Toi d'abord !

Comme à son habitude, Wolf arriva avec force tapages et rires cristallins ; il ne pouvait s’empêcher de se faire remarquer dès qu’il entrait quelque part. C’est-à-dire qu’entre son inépuisable bonne humeur et son accoutrement singulier, il était de toute façon plutôt difficile de passer à côté de ses entrées fracassantes.

Izaya l’observa, un léger sourire en coin, glisser un sablier dans la main de la domestique qui tenait la réception ce matin-là. Si Izaya était au moins aussi charmeur que son comparse aux cheveux argentés, il avait au moins l’obligeance de ne pas se montrer entrain de séduire ouvertement un ou une sans-pouvoir. Il en allait, évidemment, de sa réputation de Mirage prestigieux.

Le Nihiliste s’assit à sa droite en toussotant, visiblement toujours aussi ennuyé par l’épais brouillard qui stagnait dans le fumoir.

- Par Farouk comment fais-tu pour respirer correctement ? Je ne vois pas ce que tu trouves à ce genre d'endroit, et les illusions y sont vraiment... Enfin... Ce sont des illusions.
- J’y trouve une intimité qui se veut très rare dans cette fichue ville ! lui répondit l’illusionniste avec un clin d’œil. Au moins ici, puisqu’on y voit pas plus loin que le bout de notre nez, nous sommes certains d’être tranquilles, et de pouvoir parler en toute sérénité. Mais ça tu le sais déjà, râleur !

Un immense sourire, sincère, fendit en deux le visage du jeune Mirage ; son ami avait visiblement l’air particulièrement grincheux aujourd'hui – et à force, Izaya avait fini par reconnaître que ça n’annonçait que du bon, à savoir des plaisanteries assassines et des critiques grinçantes. En somme, il savait d’ores et déjà qu’il ne risquait pas de s’ennuyer.

- Dis-moi, comment trouves-tu la charmante hôtesse ? Bah je divague, dis-moi tout ! Toi d'abord !
- Ah, je dois bien avouer qu’elle est absolument charmante. D’autant plus quand on sait que c’est sa beauté naturelle : pas d’illusions, juste une sacrée perle rare ! Mais tu as raison, on dirait bien que nous divaguons déjà, s’esclaffa le Mirage en croquant goulûment dans un des croissants que venait tout juste d’apporter un serveur. En vérité, j’aurais beaucoup de choses à raconter, mais il y en a une en particulier que tu dois savoir. Je te promets que tu n’es pas prêt de croire ce que j’ai à te dire !

Il laissa s’écouler quelques secondes avant de commencer son récit, se délectant de l’air impatient qu’il lisait sur le visage du Nihiliste. Ah, ce qu’il aimait ses moments où il ne pensait plus à rien, à part à raconter des potins. Un temps de pause. Un arrêt.  C’était tout ce qu’il aimait dans ses dimanches matins.

- Comme tu le sais, il y a peu j’étais convié à une soirée au Clairdelune, afin d’exposer mes talents et d’élargir ma clientèle. Je savais de source sûre que Céleste -  tu sais, mon amante favorite principalement parce qu’elle est la sœur d’Augustin – ne pourrait pas venir ; et pourtant ! Elle était à la soirée ! Mais elle se comportait étrangement, me laissant presque à penser qu’elle était enceinte. Tu m’imagines, moi, en père ?

A la mine confuse de Wolf, Izaya ne put réprimer un léger gloussement. S’il savait ce que la suite allait donner ! La concierge en lui se régalait de cette attente dramatique qu’il imposait dans son récit.

- Mais ce n’est pas tout, oh non, loin de là. A ses réactions étranges et sentimentales, je l’accuse donc d’être éprise de moi, alors que, comme tu le sais fort bien, nous nous sommes interdits de tomber amoureux l’un de l’autre. Et là ! Elle me réduit au silence d’un baiser, et nous passons la nuit ensemble, comme si de rien n'était. Sauf qu’au matin – et là, tiens-toi bien -, je reçois un télégramme de Céleste me félicitant pour ma soirée, et demandant à ce que nous fêtions ça dans la semaine puisqu'elle n'a pu y assister. Il laissa une nouvelle pause dramatique. La question est donc : qui est cette inconnue qui a pris l’apparence d’une de mes amantes pour coucher avec moi ce soir-là ?

Devenu complètement étranger à son propre récit, Izaya exultait de pouvoir se décharger ainsi de tous ses tourments qui le concernaient vis-à-vis de cette affaire. Il aurait aimé être capable de parler aussi aisément de ses démons qui l’habitaient ; mais il n’en avait pas les mots. Il lui fallait alors se contenter de ces petits potins entres nobles à part, de ces discussions de surface, quoique râleuses. Mais c’était déjà bien mieux que rien.

Impatient de savoir ce que penserait le Nihiliste de cette affaire, il croqua de nouveau dans son croissant, attendant sa réponse.

Wolf attendit avec impatience la fin du récit, trépignant d'impatience à chaque pause sadique du Mirage. Lorsque la possibilité d'un enfant arriva sur le tapis, Wolf craint quelque peu pour son ami, un enfant était une charge dont le jeune Nihiliste n'aurait certainement pas souhaité s'encombrer avec la position qui était la sienne à la cour, trop d'inquiétudes. Puis, songeant que ce n'était qu'une supposition et qu'une simple illusion pouvait facilement simuler des choses bien plus folles que cela il s’esclaffa :

- Ha ha ha ! Toi en père ? Non merci, pauvre gosse ! Je serais obligé de venir lui sauver la mise quotidiennement ! Ha ha ha !

Puis, le Mirage reprit son récit tandis que Wolf écarquillait des yeux de plus en plus grands.

- La question est donc : qui est cette inconnue qui a pris l’apparence d’une de mes amantes pour coucher avec moi ce soir-là ?

Dès qu'Izaya eut achevé sa phrase, Wolf éclata d'un rire tonitruant et dit :
- Ha ha ha ha ha ha ha ha ! Oh mon dieu ! Ha ha ha ha ha ha ! Par Farouk comme j'aurais payé cher pour voir ça ! Ha ha ha ha ha ! J'aurais pu le savoir moi ! Quoique... Je ne sais pas si je t'aurais prévenu, ce genre d'entourloupe, j'aurais payé cher pour voir ça ! Ha ha ha ha !

Wolf avait débité sa phrase sans s'arrêter, chaque mot ajoutant un peu plus à son hilarité, si bien que lorsqu'il eut terminé de parler, des larmes perlaient aux coins de ses yeux et, malgré ses tentatives répétée, il n'arrivait pas à les sécher. Le jeune Nihiliste dut finalement enlever ses lentilles, n'y voyant plus rien. Il releva son regard brun sur Izaya, les yeux toujours embrumés et dit :
-Ha ha ha... Oh mon dieu Izaya. Je ne sais pas ce que je ferais sans nos rendez-vous, la vie me paraîtrait bien triste maintenant que j'ai entendu ça ! Ha ha ha ! Ouh mon ventre... dit-il en pressant ses bras contre son corps.

Wolf pouvait enfin se détendre après avoir passé la nuit à penser à Olympe et à ses problèmes. Il n'avait pas l'intention d'en parler à Izaya mais avait eu peur que la soirée de la veille passée avec Olympe ne brouille ses pensées et l'empêche de profiter pleinement du Mirage, mais pour le moment, ce dernier s'avérait très distrayant.

Il essuya une dernière fois des larmes et dit d'une voix faible :
- Tu crois que tu saurais la retrouver ?